L'adolescence est une période captivante, passage de l'enfant qui a peur à l'adulte qui s'autorise.
L'adolescence est une période créatrice, ne serait-ce que dans le domaine des sentiments, l'affectivité étant plus intérieure, plus intense, plus passionnée.
Moment privilégié de l'éveil affectif; l'adolescence est aussi confrontation avec la société, l'adolescent sorti du cocon familial jette un nouveau regard sur le monde.
Les particularités et tendances personnelles, innées ou acquises, proviennent des expériences de l'enfance et du premier âge. L'enfant parvient à la puberté avec des schèmes prédéterminés, dont une grande partie est inconsciente, une autre partie étant ignorée parce que pas encore ressentie. Le remaniement, la restructuration psychologique de ces schèmes est caractéristique du stade adolescent.
« ... ils doivent donc passer par quelque chose qui fait penser à la zone du "pot au noir"; c'est une phase où ils se sentent futiles car ils ne se sont pas encore trouvés.»3
Il me semble intéressant, ici, de donner une définition technique du terme "pot au noir" utilisé par WINNICOTT. C'est une zone maritime de 100 à 1000 km de large qui fluctue entre les deux tropiques, passage obligé pour tous les navires voulant aller d'un hémisphère terrestre à l'autre. Cette zone est caractérisée par une météorologie particulière : l'air y est très instable et les changements de temps sont fréquents et contrastés. Le calme plat et les grains de vent violent accompagnés de précipitations importantes s'y succèdent.
Le remaniement de la personnalité qu'est l'adolescence part de deux travaux de deuil : deuil de l'enfance et deuil des parents idéaux. Le besoin d'établir une continuité entre le passé et l'avenir s'inscrit alors dans une dynamique de changement afin de se construire. Cette dynamique ne se met pas en place sans heurt, c'est "le pot au noir", passage obligé par un état d'être où l'évolution physiologique irrémédiable se conjugue avec des fluctuations psycho-affectives chaotiques et imprévisibles.
Les transformations et évolutions annoncées par l'arrivée de la puberté sont donc nombreuses, variées et primordiales. On peut les classer en 5 groupes qui, loin de s'exclure, sont imbriqués les uns avec les autres :
1- Les changements d'ordre corporel et physiologique qui sont associés à la découverte d'une nouvelle façon de vivre sa sexualité.
2- La construction d'une identité propre se fait dans l'ambivalence; une volonté farouche d'autonomie est couplée au besoin de dépendance et à la peur de perdre l'amour des parents. La revendication d'un statut différent provoque la recherche d'autres modèles (superstars, profs, ...) et fait jouer les phénomènes d'identification.
3- La naissance de relations particulières avec les pairs où s'expriment individualisme forcené, recherche d'originalité par rapport à la société et conformisme par rapport au groupe, à la bande.
4- La confrontation à la Loi, faite de passages à l'acte avec peu de verbalisation. L'adolescent teste les limites sur le plan social mais aussi sur le plan affectif.
5- La constitution d'un nouveau bagage intellectuel donne de « nouveaux pouvoirs de raisonner et de combiner les catégories » (WALLON). PIAGET parle de la période des opérations formelles; je dirais que l'adolescent accède à un autre niveau de connaissance, à un autre niveau de ses capacités d'abstraction.
Tout ces remaniements ne s'effectuent pas brutalement, mais sont étalés dans le temps, plaçant l'adolescent dans l'état de "pas tout à fait" dont parle J-J. RASSIAL. « Pas tout à fait enfant, pas tout à fait adulte, de par son statut social entre minorité et majorité, l'adolescent a souvent tendance à généraliser cet état de "pas tout à fait", jusqu'à donner un style aux pathologies spécifiques à cette période : pas tout à fait homme, pas tout à fait femme, ce qui le fera s'approcher de la perversion; pas tout à fait vivant, pas tout à fait mort, ce qui signera la particularité de sa dépressivité; ou encore pas tout à fait sain, pas tout à fait malade, ce qui ordonnera l'hystérie de sa plainte.»4
Dans le cadre de ce travail, il me semble intéressant d'explorer plus particulièrement deux aspects de la crise adolescente : celui du rapport à la loi et celui de la prise de risque.
« Dire que l'adolescence est un moment de séparation, de détachement des parents, peut conduire certains à penser qu'il s'agit d'un simple temps d'aménagement moïque et imaginaire... la portée de cette opération est plus large et affecte toutes les instances psychiques, ça, moi et surmoi, dans toutes leurs dimensions, réelle, symbolique et imaginaire,...»4
Je vais ici m'attacher à l'instance surmoïque de l'adolescent, et essayer de présenter les liens fondamentaux qui la relient avec la mère, l'instance paternelle et l'accès au symbolique.
Dans le groupe familial, trois Pères, ou encore trois fonctions paternelles coexistent :
- le père géniteur, l'enfant doit savoir qu'il est né de ce père. Si l'enfant croit qu'il n'est né que de la mère, cela peut être le début d'un développement psychopathologique. La mère doit le nommer (surtout s'il est absent) et ainsi introduire le symbolique (évoquant qu'il est né de l'Autre).
- le père réel, présent, de chair, compagnon de la mère, "l'empêcheur de tourner en rond", le frustrant, celui qui occupe le corps de la mère, le père de l'dipe. Ce père peut être différent du père géniteur.
- le père symbolique, celui qui est raconté par la mère. C'est celui qui inscrit le symbolique dans l'être humain et le sort de l'animalité pour l'amener vers la culture (introduction au savoir). C'est celui qui coupe l'enfant de la proximité du plaisir : savoir, distance, école.
Notamment par la transmission de son nom, le père est porteur du symbolique, il n'est pas dans le corps à corps. Mais il ne peut remplir sa fonction sans la mère : c'est elle qui l'introduit auprès de l'enfant, c'est elle qui lui donne une place en le racontant.
L'accès au symbole est incontournable dans l'optique d'une compréhension de l'interdit, de la Loi, éléments essentiels à la construction, entre autres, du "surmoi collectif" dont parle J-J. RASSIAL.
« On aurait donc d'abord une autorité extérieure archaïque, puis un surmoi intériorisé d'origine parentale, enfin un surmoi collectif.»4 Mais ce "surmoi collectif" a une autre origine, une référence à la Loi extérieure et réintroduite au sein de la famille par l'adolescent dans sa recherche d'autres modèles.
L'adolescent doit alors faire face à une ambivalence parentale.
Ses parents qui l'ont aidé et l'aident à la constitution de son "surmoi collectif" par l'accès au symbolique, doivent aussi accepter que ce "surmoi collectif" remplace, à terme, et définitivement le "surmoi intériorisé" de facture éducative et affective. L'ambivalence de ses parents, sa propre ambivalence, l'état de "pot au noir", de "pas tout à fait" où il se trouve, la confrontation à deux discours fondateurs du Surmoi (le discours parental, le discours de l'autre modèle) obligent l'adolescent, dans un premier temps, à un clivage de son Surmoi. Ce clivage est indispensable et constitutif du processus adolescent, il devra être dépassé dans l'optique d'accéder à un statut adulte.
« La socialisation n'est possible qu'à la condition que soit masquée, voire effacée, la solution de continuité entre discours-du-père et discours-du-maître, que le second se substitue en douceur au premier, semblant conserver les attributions protectrices du surmoi parental.»4
Pour que s'opère le clivage, l'adolescent ne prend pas et ne doit pas prendre conscience de l'omniprésence de la Loi dans le discours parental; il ne doit pas voir que le "discours du maître" est construit sur les mêmes références que le discours parental. Le masquage de "la solution de continuité" permet l'opération de substitution entre les deux surmois. Une construction de la personnalité adulte, relativement détachée des références éducatives mais encore et toujours imprégnée par les mêmes références culturelles à la Loi, peut se mettre en place grâce à ce mécanisme de la substitution. L'accès à la position d'individu différent, d'adulte, détaché de ses parents, en un mot autonome, c'est-à-dire capable de construire seul son rapport à la Loi, est alors possible.
(voir schéma Accès au statut d'adulte et instance surmoïque)
Un tel mécanisme, complexe, peut dysfonctionner à bien des niveaux. Et on peut s'interroger sur les conséquences comportementales de certains de ces dysfonctionnements. En exemple, je prendrai le problème de la perception par l'adolescent de la différence entre "discours du maître" et "discours du père" :
- si la continuité est ostensible pour le jeune, il ne pourra pas se créer de clivage. On peut imaginer, ou un rejet total des deux discours, ou une adhésion aveugle à ces discours. Dans les deux cas le jeune ne pourra se construire une réelle autonomie, le rejet le repoussant vers la solitude antisociale, l'adhésion l'amenant à une attitude "fusionnelle" envers la société, à chaque fois sans critique donc sans liberté.
- une discontinuité flagrante peut générer un clivage trop important. L'adolescent va, à l'extrème, se retrouver devant une faille qu'il ne pourra combler, allant au devant de complications psychopathologiques.
Au niveau thérapeutique, il serait intéressant d'essayer de détecter des dysfonctionnements de la mise en place de l'instance surmoïque chez les adolescents présentant des troubles du comportement et de la conduite. Ceci pourrait éclairer d'un autre point de vue, bien des attitudes, bien des passages à l'actes.
« Le caractère positif ou négatif d'une conduite est bien davantage déterminé par le regard social que par la dangerosité ou l'inutilité de la conduite elle-même : l'escalade des sommets sera communément réputée "d'essai", connotée positivement et donnera droit à un enterrement d'honneur à la victime éventuelle; l'escalade des toits est vue, au contraire, comme un acte négatif purement destructeur, qui au risque d'une chute mortelle s'ajoute celui d'une consultation psychiatrique forcée.»5
Les adolescents sont à la recherche d'une identité personnelle et d'un statut social affranchi de la tutelle parentale. Pour ce faire, ils expérimentent des rôles et des situations sociales, et cela non sans danger. Dans un mouvement d'affirmation de soi, d'individuation qui se traduit par une crise d'identité, les adolescents, pour prendre conscience d'eux, s'opposent à leurs parents, aux adultes, aux milieux sociaux, et se heurtent aux interdits. La différenciation du milieu familial et des milieux sociaux, le besoin d'éprouver les limites, de se dépasser, d'agir les animent. A la fois fragiles et vulnérables car en pleine mutation, ils aiment la difficulté pour la vaincre, pour être assurés de leur force.
Ce goût de l'aventure, du danger, de la transgression, de l'opposition trouvent leurs expressions dans des conduites à risques multiples qui manifestent au monde leurs capacités à se prendre en charge, à être libres, à devenir indépendants, à choisir, parfois jusqu'à la recherche ludique de la mort.
D'un point de vue individuel, quelles qu'en soient les conséquences, les conduites de risque ont deux types de finalités :
- la mise à l'épreuve des limites de résistance de son entourage, de la société mais aussi de ses propres limites intellectuelles et affectives, et enfin de celles de son corps. «... il existe à ce moment là un irrépressible besoin d'éprouver les limites, ... "Eprouver", soulignons-le, est ici à saisir dans une double acception : mettre à l'épreuve, c'est-à-dire tester la solidité et la permanence des limites externes et internes; les ressentir, c'est-à-dire les reconnaître et admettre leur "réalité", qu'elle soit matérielle ou psychique.»6
- la satisfaction du principe de plaisir régissant le fonctionnement de l'inconscient, facilité par le clivage surmoïque abordé ci-dessus. On peut parler du plaisir de la transgression, mais aussi du plaisir d'avoir surmonté sa peur, jusqu'au plaisir de croire avoir vaincu la mort.
A l'extrème, l'adolescent développera des comportements ordaliques. Au sens psychanalytique, l'ordalie désigne le désir d'éprouver la mort hors du contexte suicidaire. Le jeune soumet donc au destin l'issue de l'action entreprise, du passage à l'acte. « A leur façon, les conduites de risque déployées par nombre de jeunes gens d'aujourd'hui visent précisément à réintroduire dans la vie la "souffrance" et la "mort" que la société des adultes s'évertue à faire disparaître, à grand renfort de réfutations et de dénis.»6 En fin de compte, si le sujet est plus fort que la mort c'est qu'il n'y a plus à en avoir peur, pour lui elle n'existe pas. Le danger devient alors le juge interne; dépassé, il renforce le sujet dans une position mégalomaniaque infantile, réactivée en organisation défensive contre la souffrance due à la perception du réel, de la rupture, de l'idée de mort. C'est cette organisation qui conduit et alimente le déni : permettant à la fois de reconnaître qu'il y a là risque, la mort, mais affirmant simultanément le trop classique : "ça ne m'arrivera pas, ça n'arrive qu'aux autres." Le risque devient paradoxalement un objet de réassurance, une auto-médication contre l'angoisse de mort.
Dans tous les cas, la prise de risque adolescente sera objet de répression ou objet d'indifférence, elle ne sera jamais valorisée. Et ceci au sein d'une société où la recherche permanente du dépassement de soi (dans le sport par exemple) est prônée, où la notion de risque est positivée dans sa finalité (en économie par exemple), où elle est reconnue comme valeur aux yeux des pairs mais aussi dans le sentiment individuel. Dans son rapport aux adultes, l'adolescent se retrouve une fois de plus tiraillé. la conjonction de ces éléments rend donc toujours plus complexe et plus difficile la communication s'établissant entre la société et les adolescents.
L'adolescent est en rupture avec les normes familiales et sociales, dans une dynamique d'expérimentation des émotions sur soi et sur les autres; l'adolescent se cherche, il est dans un état de remaniement de toutes ses instances psychiques. Face à lui l'adulte est immanquablement renvoyé à sa propre adolescence. Comment ne pas comprendre l'angoisse de l'un comme l'angoisse de l'autre ? Dans certains cas, le face à face qui en résulte ne pourrait-il pas être la cause de dérives psychopathologiques rencontrées à cette période de la vie ?
Pour conclure ce chapitre, je me permets de reprendre à mon compte cette citation de WINNICOTT : « L'effort de l'adolescent, tel qu'il se perçoit à travers le monde entier d'aujourd'hui doit être rencontré : il a besoin qu'une réalité lui soit donnée par un acte de confrontation. Pour que les adolescents puissent vivre et témoigner de vitalité, les adultes sont indispensables.»