L'AVENTURE AVEC UN GRAND "A"

«..., l'Aventure est avant tout révolutionnaire

car elle est pour chacun le seul moyen de s'autodéterminer.

Elle refuse la soumission à l'événement et permet

de s'extraire du nivellement et de la planification du destin.

Elle est ... synonyme d'absolue liberté. »10

Dans quelle mesure l'Aventure n'est elle pas vivre, tout simplement ?

Je m'attacherai ici à définir l'Aventure2 avec un grand "A", comme Adulte, l'opposant au petit "a" d'aventurier, comme adolescent. Pour ce faire, je propose de diviser artificiellement le problème en deux parties qui sont en fait étroitement liées, l'une n'allant pas sans l'autre.

a) L'Aventure géographique

Un voyage, des objectifs

Le voyage est tout d'abord déplacement hors d'un milieu connu, routinier et protecteur. Traditions historiques et romanesques, rites religieux et habitudes scientifiques confirment la place du voyage dans notre société, dans notre culture. Mais la notion de voyage est aussi très subjective : pour certains il suffit de sortir de chez soi et de marcher dans la rue... Pour d'autres la distance mise entre soi et chez soi est primordiale...

L'Aventure, le voyage ne peuvent être envisagés sans, au préalable, avoir défini au minimum un objectif. Cet objectif sera flagrant pour tous : entourage et société. C'est la destination du voyage, qui, dans la tête de ceux qui restent, est souvent déjà atteinte par celui qui vient de partir. Le voyageur, lui, sera plus circonspect, conscient des obstacles à surmonter pour arriver à ses fins. « C'est donc un préjugé très ancien qui, à l'appareillage, commande aux gens biens élevés de faire savoir qu'ils savent où ils vont, quitte à réserver la volonté divine, à changer de route passée la dernière bouée ou tourné le premier cap, et Dieu sait justement que l'imprévu, bon ou mauvais, se planque volontiers derrière les caps.»11

La recherche du voyageur serait-elle autre qu'une destination ? Le voyage contient depuis longtemps une composante initiatique, il donne une occasion de faire ses preuves, il est moyen d'émancipation, permettant la découverte d'autres aspects du monde et de soi-même. D'après P. KAMMERER, « L'initiation, où qu'elle se déroule, peut être ramenée à un schéma simple : d'abord la séparation..., en deuxième étape, la réclusion; ...et enfin une troisième étape, celle de la renaissance,...»7

Le voyageur hésite à quitter le confort d'une vie réglée. Le voyage, lui imposant son départ, l'oblige à cette séparation fondatrice de l'initiation. Le voyageur vit alors une "petite" mort de ce qu'il fut.

Reclus, c'est-à-dire seul, sans le soutien d'un entourage rassurant, le voyageur doit se reconstruire. A ce stade, le voyage lui impose des épreuves à surmonter, épreuves physiques ou/et morales, épreuves toujours initiatiques.

Le retour du voyageur est une renaissance. Il revient différent de ce qu'il fut, reconnu dans ce nouveau statut par ceux qu'il retrouve.

Une stratégie

Un adolescent, qui fugue sur un coup de tête, part à l'aventure avec un petit "a". Partir pour l'Aventure ne peut se faire inopinément, cela nécessite une préparation, la mise en place d'une stratégie. Le premier sens du mot stratégie donné dans le Petit Robert est : « Art de faire évoluer une armée sur un théâtre d'opérations jusqu'au moment où elle entre en contact avec l'ennemi.» Le général d'état major, grâce à sa connaissance du terrain, à ses anticipations sur les mouvements de l'ennemi, cherche à mettre son armée en position dominante, tentant déjà de faire basculer à son avantage l'issue de l'engagement à venir.

L'Aventurier prépare son voyage dans le même esprit. Il étudie les déplacements qu'il aura à effectuer et les étapes qui jalonneront son périple, pense et prépare les moyens à mettre en œuvre, anticipe sur les difficultés qu'il pourra rencontrer. Tout ceci pour se placer dans une dynamique de réussite par rapport aux objectifs qu'il s'est fixés.

Cette préparation, aussi précise qu'elle soit ne donnera jamais une image précise de ce qui sera vécu. Elle mettra l'Aventurier dans un état d'esprit lui permettant d'envisager sereinement tous les aléas du voyage, de vivre ce voyage au jour le jour, d'en tirer tous les enseignements possibles.

Une tactique

« Art de combiner tous les moyens militaires (troupes, armements) au combat; exécution locale, adaptée aux circonstances, des plans de la stratégie.» (définition Petit Robert). Après avoir élaboré une stratégie, le guerrier se retrouve face à la réalité d'un ennemi qui ne réagit pas comme il l'avait prévu. Il doit donc s'adapter s'il ne veut pas perdre la bataille, c'est la tactique.

L'Aventurier devra suivre le même chemin fait d'adaptation à la réalité rencontrée. Cette réalité peut avoir deux aspects : l'un est social, rencontres de personnes inconnues ne parlant pas nécessairement la même langue, vie en groupe pour les projets impliquant plusieurs voyageurs; l'autre aspect est celui de la découverte d'un milieu naturel inconnu, la montagne, le désert, la forêt, le ciel, la mer...

«... le moi garde un contact avec la réalité qui explique l'existence d'une personnalité non psychotique, à côté de la personnalité psychotique, mais cachée par celle-ci.... le retrait de la réalité est une illusion, non un fait.»12 Si, même dans la personnalité d'un sujet psychotique, une part de la conscience garde un certain contact avec la réalité, un être humain, quels que soient ses rapports avec la réalité sociale ne peut pas escamoter la réalité du milieu naturel. La vie en société est faite de relations humaines chargées d'affects, où l'acte et la parole sont toujours critiquables et rejetables, le plus souvent sans conséquence pour la survie. Le milieu naturel, lui, présente deux caractéristiques importantes : il existe indéniablement en dehors de la présence humaine, il est principe de réalité incontournable si l'on prétend pouvoir y survivre. Cette réalité est source de bonheur ou de malheur, elle met à l'épreuve les grandes émotions humaines (peur, joie, tristesse, colère...); mais l'instabilité des éléments qui la composent, et quelles qu'en soient les conséquences, ne peut jamais être interprétée par l'homme en terme de bienfait ou de nuisance, elle est.

« Un système homéostatique ne peut évoluer que s'il est "agressé" par des événements venant du monde extérieur.»13 On entre de plein pied dans le septième commandement de l'approche systémique. A mon avis, il ne faut pas voir ici le terme "agressé" dans son seul sens négatif, mais plutôt comme une amplification du concept de stimulation. Par l'obligation d'adaptation pour survivre, les ressources du voyageur seront en effet surstimulées par les contraintes subies en milieu naturel. Les ressources de l'être humain sont multiples et variées, on verra plus loin que certaines facultés seront spécifiquement mises à l'épreuve, dans un esprit tactique d'adaptation au milieu.

Spécificité d'un milieu naturel : la mer

« L'écosystème se compose de quatre domaines en étroite interaction les uns avec les autres : l'air, l'eau, la terre, et la vie.»13

La navigation en mer à bord d'un voilier, place l'homme à l'intersection des quatre domaines cités par J. DE ROSNAY. Le milieu marin, système complexe par excellence, ne permet pas une approche analytique classique. L'appréhender dans sa globalité est une condition sine qua non à la survie d'un équipage : s'il est possible d'isoler tel ou tel paramètre à des fins pédagogiques, il est impossible de prendre une quelconque décision sur la foi d'un seul paramètre.

En France, comme dans d'autres pays, la mer a un poids culturel très fort. La longueur du littoral, l'Histoire, mais aussi toute une culture de la navigation fluviale existant à l'intérieur des terres, ont fait que le français cultive, en général, un rapport particulier avec l'eau. Il est d'ailleurs demandé, à l'école, d'apprendre à nager aux élèves, ceci grâce à des activités aquatiques souvent pratiquées dès l'école maternelle. On comprend ainsi l'attrait particulier de toute une société pour les choses de la mer, et le fait que soit ancré en presque chacun de nous ce que j'appellerai : le rêve marin du terrien.

J'ai donc exposé, dans les grandes lignes, les caractéristiques théoriques de la survie en milieu naturel, de la mise en œuvre d'une Aventure géographique. Je vais essayer maintenant de replacer l'individu au centre de mon propos et de décrire au niveau personnel ce à quoi il sera confronté.

b) L'Aventure humaine

« ... poursuivre ma longue route au sein de cette paix où l'esprit enflamme le sang et l'aide à vaincre ses peurs... tant pis pour le vertige... bondir dans le vide à l'horizon de ma pensée... continuer quoiqu'il arrive et traverser le rêve, le dépasser enfin pour atteindre cet autre rivage aux vraies limites de moi-même... plus loin que le bout du monde ! »14

Acceptation du principe de réalité

Le milieu représente un principe de réalité incontournable. Les contraintes que le milieu impose à l'homme, l'obligent à développer deux types d'attitudes :

- Le contrôle de soi, c'est-à-dire le contrôle des émotions (peur, impatience, ...). Encore faut-il, pour exercer ce contrôle, identifier les émois ressentis.

- Une attitude d'apprentissage, pour les simples gestes de la vie quotidienne, comme pour les savoirs théoriques généraux liés à l'Aventure entreprise.

Ces attitudes ne sont pas développées successivement, mais simultanément, se renforçant mutuellement. Connaître le milieu aide au contrôle de soi; contrôler ses émotions permet de concentrer son attention sur l'expérience vécue afin d'apprendre. Ce va-et-vient constant favorise donc le travail d'adaptation.

Pendant le déroulement du projet qui est l'objet de ce mémoire, ce travail d'acceptation de la réalité et d'adaptation sera plus facile qu'en société, grâce à la prégnance du milieu. Si l'adulte jouera, comme à terre, un rôle de médiateur, la Loi des éléments sera toujours en vue des jeunes, tout autour...

« Les règles qui sont imposées par le contexte, par l'activité, par le milieu, ne sont plus des règles qui viennent de personnes... Et là, tranquillement, ils font la démarche de comprendre que les règles sociales ne sont pas seulement issues des personnes qui les énoncent, mais elles sont souvent issues du besoin d'organisation, de la nécessité de vivre ensemble.

... Les règles, ce n'est pas moi qui les invente, c'est une obligation. Si tu veux rester en vie, tu dois te soumettre à certaines exigences, tu dois respecter certaines règles.

... cela donne un exemple très fondamental où ils apprennent que la règle, ce n'est pas la soumission, la règle c'est l'intégration, c'est l'acceptation de certaines réalités.»( ROY N, psychologue, directeur du centre de post-cure pour toxicomanes "La corniche" à Marseille, in : Envoyé Spécial du 03/04/97 sur France2, reportage de PICHON P, intitulé : Drogue, Le retour à la vie.)

Risquer, c'est choisir

Le risque est indissociablement lié à la vie même de l'individu, dès la petite enfance. En effet, tout sujet est confronté à la nécessité de satisfaire deux besoins contradictoires :

- la recherche d'une sécurité matérielle;

- la recherche de stimulations externes qui entraîne un comportement d'exploration de l'environnement. Cette exploration comporte en elle-même un risque sur le plan de l'intégrité corporelle, et sur le plan du confort psycho-affectif.

« Pour vivre il faut se mettre en situation de faire des choix... je crois que notre société a perdu le sens du mot "risque". Pour le moment, le mot "risque", c'est des connotations très négatives : population à risque, quartier à risque, et on a oublié toute la fonction dynamique de la prise de risque. Si risquer, c'est choisir, je crois que le principal travail que j'ai à faire, ..., c'est de remettre des personnes, des hommes et des femmes, dans la situation de faire des choix.»( DOLIVET P, directeur du centre de post-cure pour toxicomanes "Le Thianty" en Haute-Savoie, in : Envoyé Spécial du 03/04/97 sur France2, reportage de PICHON P, intitulé : Drogue, Le retour à la vie.)

Risquer, c'est tout d'abord choisir entre sécurité matérielle et exploration de l'environnement. Ensuite, au cours d'une exploration, d'une expédition, d'une Aventure, surtout en milieu naturel, il y a des décisions à prendre. Cette prise de décision se résume souvent à la mise en acte d'un choix entre plusieurs options possibles, c'est à ce niveau que l'expérience et la connaissance du milieu ont un rôle important. Mais, malgré toutes les compétences que l'on soit capable de mettre en œuvre, choisir sera alors prendre le risque de se tromper. Dans la pratique d'une activité à risque, l'erreur, et le plus souvent la conjonction de plusieurs erreurs, annonce la venue du danger, on peut donc dire que la prise de risque est antérieure à la mise en danger. Le danger, lui, met directement l'individu au contact avec la mort, imposant une conduite à tenir pour éviter le pire; la notion de choix étant malheureusement rarement présente dans ces moments là, on se rapproche de la notion de chance, de l'ordalie. L'Aventurier accepte le risque, mais il refuse de confier sa vie au hasard, au jugement de Dieu, ce qui est souvent la caractéristique de l'aventurier avec un petit "a".

Le groupe, l'équipe, l'équipage

L'Aventure en mer se distingue par l'apprentissage d'une vie sociale particulière. Dans le cadre d'une expédition maritime organisée avec des adultes débutants ou non, comme dans le cadre du projet présenté en deuxième partie de ce mémoire, un des intérêts de la croisière en voilier habitable réside dans l'apprentissage progressif de la vie en équipage. Je vois trois étapes dans cette progression :

1- Constitution d'un groupe ou plutôt d'un groupement au sens d'ANZIEU D. et MARTIN J-Y. : « Les buts du groupement répondent à un intérêt commun à ses membres. Ceux-ci en sont partiellement conscients, mais la prise en charge de cet intérêt ne s'effectue pas activement chez la plupart ; ils s'en remettent à leurs représentants, à leurs dirigeants, voire aux événements.»15

2- Transformation du groupe en équipe (groupe primaire ou restreint pour ANZIEU et MARTIN). « - poursuite en commun et de façon active des mêmes buts, dotés d'une certaine permanence, assumés comme buts du groupe, répondant à divers intérêts des membres, et valorisés; ...»15 . Il existe alors une différenciation des rôles de chacun par rapport au groupe et dans l'exercice d'activités particulières plus ou moins limitées dans le temps, à l'image de la structuration d'une équipe de sport collectif.

3- L'équipe s'organise en équipage, « L'organisation est à la fois : a) un ensemble de personnes qui poursuivent des fins déterminées, identiques ou complémentaires; ... et b) un ensemble de structures de fonctionnement qui règlent les rapports des parties composantes entre elles,(...), et qui déterminent plus ou moins les rôles des personnes.»15 Dans un bateau, toutes les tâches (de la manœuvre sur le pont à la gestion de la vie quotidienne) participent à l'atteinte de l'objectif géographique. La répartition des tâches par l'organisation en quarts ou équipes de service, détermine ce que chacun doit faire suivant l'heure du jour ou de la nuit. L'équipage garde donc des caractéristiques du groupe restreint et en emprunte au groupe secondaire ou organisation.

Le voilier habitable : moyen de transport, lieu de travail, lieu de vie.

Toutes ces notions sont en effet regroupées sur cet unique objet qu'est le voilier. On pourrait craindre que ce mélange des genres soit néfaste au repérage de l'adolescent en difficulté. Pourtant sur le bateau il existe une séparation géographique nette entre l'endroit où l'on travaille et l'endroit où l'on vit, entre l'extérieur et l'intérieur. Sur le pont, il faut barrer, régler les voiles, surveiller la mer... Dans les cabines, on dort, on prépare les repas, on peut lire ou simplement s'isoler... La table à carte, lieu de travail théorique, de préparation et de suivi de la navigation est, elle, située à l'abri juste à côté de la descente, c'est-à-dire de l'escalier permettant de circuler entre cabines et pont.

La surface réelle permettant de se déplacer à bord d'un bateau peut paraître assez restreinte, évoquant à certains un sentiment de claustrophobie, et pouvant devenir un lieu où les difficultés des jeunes entrent en résonance puis s'amplifient. Je pense que ce risque existe, mais il peut facilement être compensé par le milieu au sein duquel le navire évolue, par l'euphorie et l'impression de liberté totale qui prennent naissance en la plupart de nous lorsque sortant du port, voiles hissées et gonflées, moteur coupé, le voilier se met à glisser vers des horizons inconnus.

« Moi, ce qui me marque le plus, c'est qu'il faut être discipliné. Tu peux pas partir comme ça, sur un coup de tête, tu peux pas, tout est réfléchi. Tu dois toujours faire attention aux gens qui sont autour de toi, donc c'est un peu comme dans la vie de tous les jours. Tu peux pas être seul dans ton monde à toi, quoi, donc ça, ça se rapproche de la vie.»

Ces propos sont ceux de Sandrine, jeune héroïnomane accueillie au centre de post-cure "La corniche" à Marseille (in : Envoyé Spécial du 03/04/97 sur France2, reportage de PICHON P, intitulé : Drogue, Le retour à la vie.) . Le milieu naturel auquel elle se réfère est la mer, l'activité pratiquée la plongée sous-marine.

 

 

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